par Malou Haine, publié le 05/10/2017

Ce bref article de trois paragraphes s’attache d’abord à mentionner une nouvelle méthode pour produire des sons harmonieux avant de décrire l’instrument rendu populaire en Angleterre par son soi-disant inventeur. L’auteur remarque que le procédé est pourtant connu en Allemagne, et que les Persans produisent, eux aussi depuis longtemps, des sons semblables par un procédé différent. On remarquera aussi le désignant atypique en musique. Enfin, cet article est un peu énigmatique au sein de l’Encyclopédie.

Enjeux

L’article semble suggérer que cette production d’une « nouvelle espece d’harmonie, très-flatteuse pour l’oreille » pourrait ouvrir un nouveau champ sonore dans la musique. L’effet produit est ici présenté comme positif, alors que cet avis sera loin d’être unanime.

L’auteur prend position quant à l’inventeur supposé de l’instrument : celui qui le popularise n’en est pas nécessairement l’inventeur. Le désignant « Arts. » tend à présenter ces données, non comme un instrument de musique, mais comme une technique de production des sons.

Date de rédaction

L’article paraît dans le volume XVII, en décembre 1765. La date de publication ne peut apporter aucune information quant à la date de rédaction de l’article dans la mesure où ce volume fait partie des volumes censurés (volumes VIII à XVII) qui ont tous été publiés la même année.

La rédaction de cet article se situe pourtant sans aucun doute avant mars 1765, date à laquelle un instrument basé sur le même principe — appelé harmonica — suscite un vif intérêt lors de sa première audition à Paris. Si l’auteur avait rédigé son article après cette date, il aurait sans aucun doute mentionné le nom sous lequel l’instrument venait de se faire entendre. De plus, il aurait également précisé la forme nouvelle de l’instrument lors de cette audition parisienne, car elle ne correspond pas à la description donnée dans cet article.

→ Voir ci-dessous : Contexte historique.

Source compilée

L’article ne provient pas de la Cyclopædia de Chambers qui ne réserve aucune entrée à l’instrument. Toutefois, sous la définition et l’emploi du mot GLASS (éd. 1728, p. 153) se trouve abordé, à la 25e place, l’emploi lexical des verres à boire qui produisent, par l’intermédiaire de doigts mouillés frottés sur leurs bords, des notes musicales, plus ou moins hautes et basses selon que les verres sont plus ou moins remplis d’eau. Mais l’expression « musical glasses » n’est pas utilisée.

Lexique technique

L’expression « musique des verres » est une traduction quasi littérale de l’anglais « musical glasses », nom d’un instrument nouveau apparu en Angleterre à la fin des années 1730 sous les doigts de l’Irlandais Richard Puckeridge.

Robert Tison joue sur des verres musicaux.

Amélioré en 1761 par l’Américain Benjamin Franklin qui en modifie la forme et le fonctionnement, l’instrument enthousiasme alors le continent où se multiplient les auditions dans de nombreux pays. À Paris, la première audition de l’harmonica — tel est son nom — date de mars 1765.

Thomas Bloch joue sur un harmonica, type Benjamin Franklin.

→ Voir ci-après Contexte historique

Se basant sur une lettre écrite par Franklin à l’Italien Giovanni Battista Beccaria datée du 13 juillet 1762 dont l’original a disparu (on ignore donc si Franklin a écrit en italien ou en anglais) dans laquelle il décrit son instrument, certains musicologues actuels utilisent à tort l’orthographe italienne armonica, alors que la quasi-majorité des sources françaises de l’époque écrivent le nom de l’instrument dans sa graphie française, c’est-à-dire avec un « h » initial ( Haine, 2015 ).

L’instrument de Puckeridge est alors quelque peu écarté au profit de celui de Franklin. Toutefois, l’appellation harmonica sera appliquée aux deux types d’instruments dès la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Signalons au passage que l’harmonica (de verres) n’a rien à voir avec l’instrument homonyme inventé durant les années 1820, l’harmonica (de bouche), petit instrument à anches libres.

Contexte historique

L’auteur anonyme de l’article a sans doute oublié, en ce milieu du XVIIIe siècle, que les verres musicaux étaient déjà connus en France quelque 150 ans plus tôt. Dans un manuscrit intitulé Recherches de plusieurs singularités (1587) 1 , Jacques Celliers a dessiné, entre autres singularités, les instruments de son époque sur une trentaine de feuillets. Le folio 170 représente cinq verres de tailles décroissantes et une enclume ; une seule légende décrit les deux dessins : « Ainsy Les instrumens musicaulx on este sus Lenclume d aultres choses inuentes », c’est-à-dire avec la graphie actuelle : « Ainsi les instruments musicaux ont été sur l’enclume d’autres choses inventés ». En d’autres termes, on a inventé des instruments de musique en utilisant des verres ou [des pièces métalliques] forgées par une enclume.

Jacques Cellier, Recherches de plusieurs singularités (1587), folio 170 (Gallica)

Remarquons néanmoins que le principe des verres frottés ou frappés pour produire des sons musicaux est connu depuis l’Antiquité : dans Theorica musicae (1492), Franchino Gaffori (Franchinus Gaffurius) illustre Pythagore frappant avec de petits battons les bords de verres remplis d’eau selon des proportions calculées afin d’exposer les rapports entre les intervalles : ce n’était donc pas alors un instrument de pratique musicale, mais un outil pédagogique. La même illustration montre le philosophe grec occupé à une démonstration semblable sur des cloches de différentes grosseurs.

Pythagore représenté par Gaffori, 1492 (Wikipédia)

Divers ouvrages parlent d’instruments de musique fonctionnant selon le même principe, dont l’emploi n’est plus uniquement pédagogique. Dans son Musicus autodidaktos (p. 49 de l’édition de 1762), Johann Philipp Eisel illustre ce type d’instrument qui porte un nom français, le « verrillon ». L’instrument est assez semblable à celui utilisé par l’Irlandais Puckeridge. Composé de 18 verres posés sur une table, l’instrument se joue toutefois différemment, puisque les verres sont frappés par des baguettes dont l’extrémité est couverte de drap.

Verrillon, extr. du Musicus autodidaktos de Johann Philipp Eisel, 1762. (http://reader.digitale-sammlungen.de/de/fs1/object/display/bsb10527157_00067.html)

L’année même de la publication du volume XVII de l’Encyclopédie paraît dans L’Avant-coureur du 11 mars 1765 (p. 151) l’annonce de l’arrivée à Paris de l’Anglaise Marianne Davies qui se fera entendre sur un « Harmonica. Instrument unique en son genre ». Elle joue sur un instrument perfectionné en 1761 par l’homme d’État américain Benjamin Franklin : les verres ont la forme de coupes hémisphériques de grandeurs décroissantes du grave à l’aigu : ils sont couchés et traversés par un axe actionné par une pédale. Le musicien passe ses doigts mouillés sur le bord des verres qui tournent grâce à la pédale. Le dessin de son invention est donné dans l’édition française des Œuvres de Benjamin Franklin traduites par Barbeu Dubourg (t. 1, 1773, n.p., planches réunies après la page 320).

Harmonica, dessin extr. des Œuvres de Benjamin Franklin, 1773, t. 1. (Gallica).

L’harmonica de Franklin suscite rapidement un intérêt croissant non seulement auprès des musiciens qui composent des œuvres spécifiques pour l’instrument, mais aussi auprès des scientifiques qui vont en étudier les propriétés acoustiques. Séjournant à Paris de décembre 1776 à juillet 1785, Franklin organise des auditions sur l’instrument à son domicile de Passy. L’Américain est présent sur le sol français afin de recueillir l’appui diplomatique de la France à la cause américaine dans la guerre d’indépendance, mais c’est aussi un physicien renommé dans le domaine de l’électricité qui rencontre ses homologues à l’Académie des sciences de Paris dont il est membre associé étranger depuis 1772.

De leur côté, les médecins sont intrigués par les effets réputés néfastes que l’instrument occasionne à la fois sur ceux qui en jouent et sur ceux qui les écoutent (l’instrument sera d’ailleurs banni de certaines villes allemandes). Grâce à cet intérêt pluridisciplinaire, l’harmonica commence à être référencé dans des ouvrages lexicographiques, dictionnaires, encyclopédies et écrits scientifiques divers, → voir ci-après Métamorphoses de l’Encyclopédie.

Installé à Paris de 1778 à 1785, Anton Mesmer utilise l’harmonica pour ses séances de magnétisme, mais il devra quitter la France, suite au rapport dévastateur d’une commission officielle chargée d’en examiner les phénomènes.

À l’époque de Franklin, l’harmonica fait l’objet de perfectionnements par le Malinois André-Charles-Ghislain Deudon qui sont reconnus par l’Académie des sciences en 1786. Trois ans plus tard, Framery le sollicite pour écrire l’article Harmonica dans le dictionnaire Musique de l’Encyclopédie méthodique, mais pour d’obscures raisons, son article (dont on a conservé plusieurs versions) ne sera pas édité. Voir ( Haine, à paraître ). Signalons que Deudon fréquente Diderot qui, en 1780, lui confie le soin de rapporter à Bruxelles des planches d’oiseaux — s’agit-il de planches illustrant l’ Histoire naturelle de Buffon, aquarellées par Martinet, dont les neuf volumes sur les oiseaux ont paru de 1770 à 1783 ? Ces planches sont à transmettre au prince russe Dimitri Alexeïevitch Galitzine, auquel Diderot décrit Deudon comme un « galant homme » 2 (lettre de Diderot du 9 octobre 1780). C’est par l’intermédiaire de Diderot que Deudon entrera en contact avec Franklin durant l’été 1782.

Plusieurs musiciens écrivent pour cet instrument si particulier : Mozart et Carl Philipp Emanuel Bach pour n’en citer que deux à l’époque.

Ecoutons Christa Schönfeldinger dans l’Adagio K. 617a de Mozart .

La popularité de l’instrument se maintiendra avec plus ou moins de succès jusque vers 1840. Un facteur bruxellois tentera de faire revivre l’instrument dont il était aussi un habile interprète ; il donne d’ailleurs son nom à l’instrument (comme c’est souvent l’usage au XIXe siècle) qui n’est pourtant rien d’autre que l’instrument dont jouait Puckeridge : le mattauphone sera alors instrument de curiosité.

Mattauphone de Joseph Mattau, Bruxelles, 1850 (Anvers, Vleeshuismuseum, inv. VH 67.1.121)

Correspondances internes à l’Encyclopédie

Il est intéressant de relever que cet article se trouve totalement isolé dans l’Encyclopédie : l’instrument n’est représenté sur aucune des planches de Lutherie ;  l’article ne dirige vers aucune autre entrée pour complément d’information ; il n’est pas non plus la cible de renvois.

Source compilée

L’article ne provient pas de la Cyclopædia de Chambers qui ne réserve aucune entrée à l’instrument. Toutefois, sous la définition et l’emploi du mot GLASS (éd. 1728, p. 153) se trouve abordé, à la 25e place, l’emploi lexical des verres à boire qui produisent, par l’intermédiaire de doigts mouillés frottés sur leurs bords, des notes musicales, plus ou moins hautes et basses selon que les verres sont plus ou moins remplis d’eau. Mais l’expression « musical glasses » n’est pas utilisée.

Métamorphoses de l’Encyclopédie et autres dictionnaires

Il n’y a pas de réemploi de cet article dans le Supplément à l'Encyclopédie ni dans le Grand Vocabulaire françois ni dans l’ Encyclopédie d'Yverdon ; ces ouvrages ne consacrent pas non plus d’article à harmonica.

C’est pourtant sous cette appellation que l’instrument est défini dans les dictionnaires et ouvrages de l’époque. La réédition revue et augmentée par Jean-Étienne Montucla des Récréations mathématiques de Jacques Ozanam de 1778 (t. 2, p. 408-411) décrit l’instrument de Franklin et donne des détails sur son fonctionnement. Jean Benjamin de Laborde mentionne les deux types d’harmonica dans son Essai sur la musique (1780), dont les descriptions sont reprises à l’identique par Jacques Lacombe dans l’Art du faiseur dinstrumens de musique, et Lutherie dans l’ Encyclopédie méthodique. Arts et métiers mécaniques (1785).

Le Manuel Lexique de Prévost (1788) s’attarde quelque peu à décrire l’instrument de Franklin. Le terme harmonica fait son entrée dans le Traité de l’orthographe françoise (édition 1794), alors qu’il était absent de l’édition de 1785.

Le célèbre claveciniste Nicolas-Joseph Hüllmandel est le seul interprète répertorié à Paris comme joueur d’harmonica dans les Tablettes de renommée des musiciens de 1785.

Sous la vedette d’adresse Harmonica, l’instrument fait l’objet d’une importante notice sur trois colonnes dans l’ Encyclopédie méthodique. Physique (t. 3, 1819). Dans le volume 4 de ce même dictionnaire (1822), l’instrument s’y trouve également traité sous la vedette d’adresse Verre (Musique de), expression cette fois au singulier. Seul Franklin est cité, mais diverses façons de produire de la musique avec des verres sont exposées. L’article se termine en reprenant les informations sur l’instrument des Persans, mais dans d’autres termes que ceux de l’Encyclopédie. Constatons donc qu’il est curieux qu’à 57 ans de différence, l’instrument se retrouve ici décrit sous l’appellation utilisée dans l’Encyclopédie, alors que tous les autres dictionnaires ont adopté celle d’harmonica.

Le Dictionnaire de l'Académie françoise n’introduira le terme harmonica que dans son édition de 1835.

Bibliographie (sources secondaires)

Alain Cernuschi, Penser la musique dans l'"Encyclopédie" : étude sur les enjeux de la musicographie des Lumières et sur ses liens avec l'encyclopédisme, H. Champion, Paris, 2000 .

Malou Haine, « Petite étude de lexicographie française dix-huitiémiste : harmonica ou armonica ? » , Musique, Images, Instruments , 15 (2015) , p. 305-312 [consulter] .

Malou Haine, « L’harmonica : enquête sur l’article inédit de Deudon accepté par Framery mais non publié » Les volumes « Musique » de l’Encyclopédie méthodique : penser la musique en France au tournant du XIXe siècle, Champion, Paris, à paraître , p. à paraître .


1 : François Merlin, Recherches de plusieurs singularités, dessins de Jacques Cellier, 1587, BnF, Ms fr. 9152. Online sur Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9061149v/f222.image.r=Francoys+Merlin.langEN
2 : Denis Diderot, Œuvres complètes, éd. J. Assézat et Maurice Tourneux, t. XX, Paris, Garnier Frères, 1877, lettre n°71 du 9 octobre 1780, p. 74.
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