par Malou Haine, publié le 05/10/2017

Le texte s’étend à peine sur moins d’une colonne. Il comprend quatorze petits paragraphes (constitués parfois d’une seule phrase) qui laissent toutefois percevoir deux approches distinctes, illustrant chacune les parties du double désignant.

La lutherie ouvre les cinq premiers paragraphes, compilés de Brossard, qui situent les différents types d’instruments selon une classification tripartite ; elle s’attache aux aspects techniques, plus précisément organologiques. La musique occupe les cinq paragraphes suivants, originaux, qui abordent les instruments selon leur expression, leur caractère et leur combinaison, ainsi que leur capacité à imiter les passions. Enfin, les quatre dernières phrases, également originales, reviennent sur des données organologiques ; on pourrait estimer que ces paragraphes auraient été mieux placés à la suite des cinq premiers puisqu’ils s’inscrivent dans la description technique. Or, la lutherie ouvrant et fermant ainsi l’article englobe en quelque sorte la musique et révèle, de ce fait, l’intention de Diderot de présenter tout instrument de musique comme appartenant principalement aux arts mécaniques tout en servant la cause des arts libéraux. Toutefois, le désignant multiple cite en premier lieu la musique et non la lutherie, établissant ainsi une sorte d’équilibre en chiasme entre le discours et les domaines. On ne peut s’empêcher de voir, dans la succession des deux désignants formels, une sorte de hiérarchie ou, à tout le moins, une filiation entre les connaissances.

Place de l’article dans un ensemble de même intitulé

La vedette d’entrée Inst[r]umens, relative à Musique & Lutherie, se trouve la dernière citée dans un ensemble de neuf entrées de même intitulé :

  • INSTRUMENT, s. m. (Gramm.)
  • Instrument, (Astron.)
  • Instrument de Hadley.
  • Instrument, (Jurisprud.)
  • Instrument, en Chirurgie,
  • In[s]trumens, (Chimie)
  • Instrumens Docimastiques.
  • Instrument, (Art mécanique.)
  • Inst[r]umens, (Musiq. & Luth.)

Dans cet ensemble d’articles de même intitulé, remarquons qu’une autre vedette d’entrée présente également une coquille : In[s]trumems (Chimie).

Pourquoi l’article sur les instruments de musique vient-il en fin de liste ? Il est difficile de répondre, car il ne s’agit ni d’un classement alphabétique des domaines (Grammaire, Histoire ancienne, Astronomie, Jurisprudence, Chirurgie, Chimie, etc.), ni d’une hiérarchie des sciences. À l’article ENCYCLOPÉDIE , (Philosoph.) (t. V, 1755, p. 635ra–648vb), Diderot explique l’ordre de succession de plusieurs articles compris sous une même dénomination. Le quatrième ordre qu’il énumère est moins général que les précédents et porte sur l’analogie des matières, encore qu’ici, cette interprétation ne fonctionne pas. Remarquons toutefois que Musique et Lutherie vient après Art méchanique, indice non fortuit de la volonté de Diderot d’inscrire sa réflexion dans le domaine technique pour mieux montrer sans doute comment on va du technique à l’esthétique et à l’expressif.

La vedette d’adresse est au singulier ; parmi les vedettes d’entrée de même intitulé, trois d’entre elles sont au pluriel et ne se suivent pas selon leur ordre alphabétique.

Cette marque du pluriel dans l’article traité ici a pour fonction de considérer les instruments de musique dans leur ensemble, de manière générique, tout en donnant des exemples spécifiques.

Auteur

Diderot signe cet article, tout comme la majorité de ceux relatifs à la lutherie et aux instruments de musique dans les huit premiers volumes, avant de céder sa place au chevalier de Jaucourt. → Voir notre Dossier transversal Lutherie et instruments de musique dans l'Encyclopédie.

Déroulement de l’article

L’article débute par une définition générale des instruments, suivie de trois paragraphes qui classent les instruments selon une subdivision tripartite. Viennent ensuite des réflexions sur l’étendue (« tessiture » dirions-nous aujourd’hui) et l’expression des instruments selon leurs possibilités d’imitation, éléments que doivent connaître les musiciens. Encore faut-il savoir les combiner, ce que Diderot appelle « perspective musicale ». L’article se clôt par un retour sur les aspects techniques des instruments, quant à leur facture, leur matière ou leur forme.

Alain Cernuschi ( Cernuschi, 2000 , p. 395) estime à juste titre que cet « article paraît beaucoup plus tenir du collage que de l’articulation », en ce sens que les trois parties du discours sont juxtaposées et non articulées. Toutefois, on ne peut s’empêcher de constater une construction très subtile de la part de Diderot dans la succession des domaines évoqués (voir le chapeau du dossier). Cette disposition A-B-A, présente dans plusieurs formes musicales, fonctionnerait-elle comme un clin d’œil (en supposant que Diderot la connaisse ?)

Rédaction et sources compilées

Les cinq premiers paragraphes sur la division tripartite des instruments et ses six subdivisions (trois dans les instruments à cordes, deux dans les vents et une pour les percussions) ainsi que leurs exemples ne sont pas originaux. Diderot les emprunte, mais sans le dire, au Dictionnaire de musique de Brossard (1703) à l’entrée STROMENTO (vedette en italien, mais discours en français). Les deux textes sont très similaires sans toutefois être identiques. La succession des instruments cités comme exemples suit celle de Brossard (Diderot ajoute pourtant la vielle dans la première catégorie). De son aîné, Diderot omet les équivalents grecs pour les subdivisions, ainsi que la vedette d’adresse en italien. Par rapport aux exemples cités par Brossard, il supprime trois instruments : « archiviolle [sic]» dans la première catégorie, « cimballe [sic]» et « clavessin » dans la troisième. Enfin, là où Brossard a écrit : « La musique composée pour être jouée sur ces sortes de machines, s’appelle Organica, ou Instrumentale ; c’est à dire, Organique ou Instrumentale », Diderot n’a retenu que le qualificatif instrumentale 1 .

Jacques Savary Des Bruslons, dans son Dictionnaire universel de commerce , reprend également le texte de Brossard à l’entrée Faiseur d’instrumens (dont le contenu ne varie guère au cours des différentes éditions de 1723 à 1765), à la différence près que, parmi les percussions, il n’a conservé aucune des subdivisions de son aîné.

Enjeux de l’article

Plusieurs enjeux se profilent au sein de cet article, tout d’abord parce qu’il pourrait (devrait ?) être considéré comme un article de tête pour chacun des articles relatifs aux instruments de musique. Ensuite parce qu’il aborde plusieurs problématiques musicales du XVIIIe siècle : la question de la classification des instruments de musique, celles de l’imitation musicale et de la musique instrumentale. Enfin, parce que Diderot ouvre un nouveau débat qui le positionne comme visionnaire.

1. Article de tête ?

On aurait pu espérer que l’article générique Inst[r]umens puisse fournir une vue globalisante susceptible d’être appliquée à chaque instrument. Or il n’en est rien si l’on compare cet article-ci avec le déroulement et le contenu de chacun des articles relatifs aux instruments de musique. Dans ceux-ci, la présentation varie en effet considérablement d’une simple définition à un développement important. Certes, quelques articles isolés sont bâtis selon un schéma plus ou moins identique, mais l’articulation de la plupart d’entre eux n’est guère uniforme. Les uns sont purement lexicographiques, d’autres plus encyclopédiques. Tantôt il s’agit d’une brève définition de terme, tantôt d’une approche historique, tantôt d’une description formelle, tantôt encore du suivi des étapes de construction, tantôt de la manière de tenir l’instrument et d’en jouer (présence d’une tablature), ce qui n’exclut nullement, au sein d’un même article, la présence de plusieurs de ces approches contrastées.

Même l’organisation tripartite dans ses subdivisions, telle que définie dans l’article générique, n’est pas appliquée systématiquement dans les différents articles relatifs aux instruments ni dans les planches de Lutherie. → Voir Dossier transversal Typologie et classification des instruments de musique dans l’Encyclopédie .

La Pl. XXII. TABLE DU RAPPORT DE L'ETENDUE DES VOIX Et des Instrumens de Musique comparés au Clavecin. | Lutherie. (t. V, 1767) 2 ne fait pas véritablement écho aux instruments cités dans cet article générique. Cette Table fournit, en ordonnée, les noms de seize instruments et, en abscisse, l’étendue d’un clavecin de quatre octaves, du CC au ccc. Sur chacune des lignes correspondant à un instrument sont indiqués les différents membres de cette famille s’ils existent. Sur certaines de ces lignes se trouvent insérés onze autres instruments. Cette vue globale des vingt-huit instruments en usage à l’époque, visiblement conçue de façon autonome par rapport à l’aricle Inst[ru]mens, sert en quelque sorte de rattrapage au discours de l’article générique. Cette planche est basée sur celle élaborée et publiée par Joseph Sauveur dans le volume des Mémoires de l'Académie royale des sciences pour l'année 1701 ( Joseph Sauveur, 1704 , p. 385).

2. Classification des instruments de musique

La problématique de la typologie des instruments de musique, et donc de leur classification, ne fait pas l’objet de débats théoriques au XVIIIe siècle, mais elle est cependant apparente dans les travaux acoustiques de l’époque et dans les différents ouvrages de musique. ( Haine, 2015 ), → voir également notre Dossier transversal Typologie et classification des instruments de musique dans l’Encyclopédie.

Diderot range les instruments de musique en trois classes : instruments à cordes, instruments à vent, instruments de [sic] percussion. La division tripartite simple – cordes, vents, percussions – remonte au philosophe grec Porphyre de Tyr (IIIe siècle), puis est reprise soit dans cet ordre ou dans un autre par plusieurs théoriciens de la musique dont certains proposent des subdivisions intéressantes. Citons, entre autres, Boèce et Cassiodore (VIe siècle), Johannes de Muris (1322), Sebastian Virdung (1511), Martin Agricola (1529), Gioseffo Zarlino (1558), Michael Praetorius (1619), Marin Mersenne 3 (1636), Pierre Trichet (1640), Sébastian Brossard (1703), Johann Philipp Eisel (1738).

Diderot décompose ces trois classes en neuf subdivisions supplémentaires : trois pour les cordes, à savoir les instruments que l’on fait résonner avec les doigts, ou avec un archet, ou par le moyen de sautereaux ; deux sections dans les vents, « ceux que l’on fait parler avec la bouche» ou avec des soufflets ; quatre subdivisions sont prévues pour les percussions, les instruments frappés avec des baguettes, avec de petits bâtons, avec « une plume », avec des marteaux ou battants. Les exemples sont pris parmi les instruments modernes.

Soulignons que Rousseau, dans l’article MUSIQUE , (Ordre encycl. entendem. raison, Phil. ou science de la nature, Mathématique, Math. mixtes, Musique.) (t. X, 1765, p. 898a–903a), donne également cette même classification tripartite (cordes, vents et percussions), mais sans aucune subdivision. Ses exemples, contrairement à ceux de Diderot, sont pris parmi les instruments antiques. Ces différences s’expliquent en raison des textes pris pour base de rédaction : pour la partie du discours qui traite de la classification des instruments, chacun des auteurs utilise une source différente. Diderot recopie Brossard (1703), tandis que Rousseau se base sur la traduction de la Cyclopædia de Chambers dans l’édition de 1728, point de départ de sa contribution.

Il est intéressant de comparer la classification générique proposée dans l’article de Diderot avec celle, assez différente, qui se dégage des titres des planches de Lutherie (Recueil de Planches, t. V, 1767, Lutherie, seconde suite). Les articles spécifiques consacrés à chacun des 24 instruments de musique cités ici s’écartent aussi parfois de la classification générique. Pour l’analyse détaillée de ces différences, → voir Dossier transversal Typologie et classification des instruments de musique dans l’Encyclopédie.

Par son indication de renvoi à cet article générique-ci, l’article ANCHE , en Lutherie (t. I, 1751, p. 439a) pouvait laisser croire qu’une catégorie spécifique d’instruments à vent à anche serait présente au sein de la classification donnée ici. Or il n’en est rien.

Enfin, le terme Organique (t. XI, 1765, p. 629b) (sans désignant et sans signature ; le dernier des trois articles de même intitulé) s’applique à la musique ancienne qui s’exécute sur instruments. La division tripartite est citée dans un ordre différent : les vents viennent en premier lieu, suivis des cordes et des instruments de percussion « ou à batterie ». Les exemples sont pris parmi les instruments de la Grèce antique. Ici aussi, la source du texte conditionne le déroulement du contenu : l’article de la Cyclopædia de Chambers (première édition en 1728) est traduit littéralement. Si Rousseau reprend la définition de tête dans l’article INSTRUMENT de son Dictionnaire de musique (1768), il supprime la phrase relative à la classification tripartite et ajoute une réflexion personnelle.

Dans le Supplément à l'Encyclopédie (t. 3, 1777, p. 617-618), Frédéric de Castillon propose une autre division tripartite : instruments anciens, modernes, étrangers, classification qu’il emprunte à l’intitulé de la planche VII, seconde suite de la Lutherie.

3. Théorie esthétique de l’imitation

Contrairement à la classification des instruments qui est principalement étudiée par les physiciens et acousticiens, la théorie de l’imitation foisonne dans de très nombreux écrits esthétiques et philosophiques du XVIIIe siècle 4 . La musique est considérée comme un art d’imitation, tout comme la peinture ou la littérature. La musique ne peut décrire que l’univers qui nous entoure ou les passions de la nature humaine.

Diderot adhère ici à cette position : « Il n’y a point de phénomènes dans la nature, point de passions, point de sentimens dans le cœur de l’homme qu’on ne puisse imiter avec un même instrument ». Certes, il reconnaît à chaque instrument une expression et un caractère propre que musiciens et compositeurs doivent connaître, dans le but de pouvoir les combiner entre eux et de les choisir en fonction des objets à imiter. Diderot prend ses exemples dans les opéras français de l’époque. On pense notamment aux opéras de Rameau : les flûtes lors de l’orage de la première entrée, « Le Turc généreux », dans les Indes galantes (1735) ; ou encore les cors aux sons graves à la fin du deuxième acte de Zoroastre (1749), au moment où le héros triomphe « sur les ténèbres de l’Enfer ».

4. Dénigrement de la musique instrumentale

En corollaire, tout le discours reste empreint de l’esthétique de Jean-Baptiste Dubos selon laquelle on ne peut concevoir une musique purement instrumentale sans une idée sous-jacente pour l’illustrer. Le débat sur le sens de la musique instrumentale exprimée par la célèbre phrase de Fontenelle « Sonate, que me veux-tu ? » alimente les réflexions. D’Alembert adhère, lui aussi, au manque de signification de la musique instrumentale. N’écrit-il pas :

Toute cette musique purement instrumentale, sans dessein et sans objet, ne parle ni à l’esprit, ni à l’âme et mérite qu’on lui demande avec Fontenelle : Sonate, que me veux-tu ? Les auteurs qui composent de la musique instrumentale ne feront qu’un vain bruit, tant qu’ils n’auront pas dans la tête, à l’exemple, dit-on, du célèbre Tartini, une action ou une expression à peindre 5  .

Dans le « Discours préliminaire » (t. I, 1751, p. xij), le philosophe exprime déjà la même idée : « Toute Musique qui ne peint rien n’est que du bruit, & sans l’habitude qui dénature tout, elle ne feroit guere plus de plaisir qu’une suite de mots harmonieux & sonores dénués d’ordre & de liaison ».

Dans l’article SONATE , en Musique (t. XV, 1765, p. 348a–b), (et plus précisément p. 389a), Rousseau dénigre la vogue de ce genre instrumental : « J’ose prédire qu’un goût si peu naturel ne durera pas. La Musique purement Harmonique est peu de chose ; pour plaire constamment, & prévenir l’ennui, elle doit s’élever au rang des Arts d’imitation ».

Dans la Lettre à Mademoiselle de… (1751) , Diderot se montre lui aussi prisonnier de cette théorie de l’imitation :

Je vous prie de considérer que ces morceaux de musique qui vous affectent agréablement sans réveiller en vous ni peinture ni perception distincte de rapports, ne flattent votre oreille que comme l’arc-en-ciel plaît à vos yeux, d’un plaisir de sensation pure et simple. […] Il s’en faut beaucoup qu’ils aient toute la perfection que vous en pourriez exiger, […] si la vérité de l’imitation s’y trouvait jointe aux charmes de l’harmonie 6  .

Ainsi s’explique sans doute l’absence d’un article consacré à la musique instrumentale, alors que la musique vocale est brièvement définie par Rousseau à l’article Vocale (t. XVII, 1765, p. 409b). Dans son Dictionnaire de musique (1768), ce dernier réserve une entrée à Instrumental, mais le texte se réduit à une simple définition : « Qui appartient au jeu des instrumens ». Sans pour autant admettre l’indépendance d’une musique purement instrumentale, Diderot en reconnaît pourtant ici l’existence, puisqu’il écrit que la musique « exécutée sur ces sortes de machines se nomme instrumentale ».

Remarquons au passage que dans l’Encyclopédie l’expression « musique instrumentale » est comptée 26 fois par le moteur de recherche de l’ENCCRE, et seulement six fois comme désignant pour les termes ci-après : Demi-jeu, à demi-jeu , terme de Musique instrumentale (t. IV, 1754, p. 812a), PLECTRUM , (Musique instrum. ancienne.) (t. XII, 1765, p. 755b), REBATTEMENT , (Musique instrum.) (t. XIII, 1765, p. 840a), SACQUEBUTE , (Musique instrum.) (t. XIV, 1765, p. 474a), SOURDELINE , (Musiq. instrum.) (t. XV, 1765, p. 413b) et TROMBONE , (Musiq. instrum.) (t. XVI, 1765, p. 692a). Le premier porte la marque de Rousseau, tandis que les autres ont celle du chevalier de Jaucourt, à l’exception de REBATTEMENT qui n’est pas signé.

Si le début de l’article Instumens , ( Musiq. & Luth. ) (t. VIII, 1765, p. 803b–804a) subordonne la musique instrumentale à la musique vocale, une phrase du 7e paragraphe rétablit implicitement l’équilibre, si ce n’est l’équivalence, entre les deux types de musique, puisque Diderot écrit : « [les instruments] sont des voix différentes par lesquelles il [le caractère des instruments] parle à nos oreilles ». C’est là un procédé rhétorique explicité par Alain Cernuschi ( Cernuschi, 2000 , p. 395-397) précisément dans l’analyse de cet article de Diderot, selon lequel une définition initiale est ensuite nuancée, voire contredite, dans le cours du discours. Diderot n’essaie-t-il pas ici de penser l’instrumental indépendamment du vocal ?

La seconde moitié du XVIIIe siècle voit se propager des formes musicales dépourvues de textes, donc purement instrumentales, comme la sonate, la symphonie ou le concerto. Les écrits esthétiques laisseront, eux aussi, davantage entrevoir le glissement inévitable d’une musique imitative vers une musique expressive pour elle-même, sans support littéraire ou pictural, annonçant ainsi l’autonomisation de la musique instrumentale. Un dénommé Boyé (est-ce un pseudonyme ?) refuse de considérer la musique comme un art d’imitation dans un petit fascicule intitulé L’expression musicale mise au rang des chimères (1779).

À peine cinq ans après le Dictionnaire de musique de Rousseau, la musique instrumentale pure s’est suffisamment développée pour que deux pages lui soient consacrées par Fortunato Bartolomeo De Felice dans l’ Encyclopédie d'Yverdon (t. XXIV, 1773, p. 673-674), texte repris verbatim dans le Supplément à l'Encyclopédie en 1777 (t. 3, p. 618-619). Signalons que De Felice avait emprunté et traduit cette notice à l’Allgemeine Theorie der Schönen Künste de Johann Georg Sulzer.

5. « Perspective musicale »

Si la classification des instruments de musique et l’imitation en musique font partie des préoccupations musicales de l’époque (certes dans des proportions différentes), celle relative à la « perspective musicale » ne fait l’objet d’aucune étude historique ni de réflexions personnalisées. Sous cette notion, Diderot entend l’art de combiner les instruments entre eux, tels les plans d’un tableau qui mettent en perspective les différents éléments constitutifs de sa composition. Certains détails sont à l’avant-plan, tandis que d’autres restent à l’arrière-plan. On retrouve ici cette corrélation entre les arts chère à Diderot.

Ce concept de « perspective musicale » recouvre aujourd’hui les notions d’instrumentation et d’orchestration, termes qui apparaissent seulement durant les années 1820-1830. Par sa question : « Qui est-ce qui sait parmi nous ce que j’appellerois volontiers la perspective musicale ? », Diderot amorce donc la problématique d’une réflexion sur l’instrumentation que les compositeurs théoriseront seulement quelque soixante ans plus tard. Diderot apparaît ici comme un visionnaire dans un art qu’il appréhende en amateur éclairé en non en professionnel avisé. Par cette réflexion au sein du présent article, Diderot met en étroite connexion l’art de composer (désignant Musique) avec les outils propres à son exécution, c’est-à-dire les instruments de musique (désignant Lutherie).

Précisions terminologiques

Il convient d’expliciter une phrase insérée dans le troisième paragraphe, parmi les « instruments de percussion qu’on frappe [...] soit avec une plume, comme le cistre ». Notre première réaction, lecteur du XXIe siècle, est de croire à une coquille pour le mot sistre.

Nous avons expliqué le sens de plume dans la note en marge de l’article qui, nous l’avons démontré, doit être compris comme plectre selon notre terminologe moderne. Nous dirions plus volontiers aujourd’hui que ce plectre pince la corde, alors que Diderot, suivant Brossard, considère ici que la corde est frappée. Typologie et classification des instruments de musique au XVIIIe siècle ne sont pas identiques aux nôtres ( Haine, 2015 ) ; → voir également notre Dossier transversal Typologie et classification des instruments de musique dans l’Encyclopédie.

Le mot cistre apparaît toutefois dans l’entrée anonyme Pandore , (Luth.) (t. XI, 1765, p. 815a) pour expliquer que les touches (entendre « frettes » dans notre appellation moderne) des deux instruments sont semblablement faites de cuivre. Le terme cistre de cet article illustre donc un instrument à cordes.

L’instrument à cordes cistre est dessiné à la figure 2 de la Pl. III Lutherie, Instrumens Anciens et Modernes, à cordes et à pincer. (t. V, 1767). Sa simple légende, « Cistre », laisse supposer qu’une entrée spécifique a sans doute été prévue. Sur la même planche, à la figure 5, se trouve aussi un « Cistre turc », instrument à trois cordes : l’instrument illustré ressemble davantage à un instrument du Népal connu sous le nom de tungana ou sgra-snyan.

Tel que le décrit Diderot dans l’article Instumens , ( Musiq. & Luth. ) (t. VIII, 1765, p. 803b–804a) étudié ici, il ne fait aucun doute que c’est l’instrument à cordes qui est concerné puisqu’il est « frappé avec une plume », alors que l’instrument homonyme que nous allons aborder, est frappé avec un bâton.

En effet, le sistre, instrument ancien, figure bel est bien dans la nomenclature avec une marque du chevalier de Jaucourt : SISTRE , (Musiq. anc.) (t. XV, 1765, p. 229b–230a). Cet instrument à percussion est représenté à trois reprises parmi les instruments anciens et étrangers dessinés sur la Pl. I. Lutherie, Instruments Anciens, et Etrangers, de differentes sortes. (t. V, 1767), mais dont les explications compliquent encore davantage l’orthographe de l’instrument : « Cistre d’Isis » (fig. 4), « Autre cistre » (fig. 5) et « Troisième sorte de cistre » (fig. 6).

Au sein de l’Encyclopédie, l’orthographe cistre s’applique donc à deux instruments différents : l’une à un instrument à corde, l’autre à un instrument de percussion. → voir notre Dossier transversal Instruments de musique absents de la nomenclature mais pourtant présents dans l'Encyclopédie.

Correspondances internes à l’Encyclopédie

« Voyez ces instrumens à leurs articles, & les figures des Planches de Lutherie ». Ce seul renvoi désigne deux cibles en relation avec la lutherie : il dirige à la fois vers les discours et les planches. Il pointe explicitement chacun des 24 instruments cités dans l’article. Or deux d’entre eux ne figurent pas dans la nomenclature : la chalemie et le cistre (voir rubrique précédente).

→ Voir Dossier transversal Instruments de musique absents de la nomenclature mais pourtant présents dans l'Encyclopédie.

Les planches de lutherie sont organisées en deux suites dans le Recueil de Planches (t. V, 1767), la première consacrée à l’orgue, la seconde aux instruments anciens, modernes et étrangers. Parmi les 24 instruments cités, deux d’entre eux ne sont pas représentés : la chalemie en tant que synonyme de la cornemuse ; la loure, terme synonyme de musette.

Quant aux cloches, elles ne sont pas représentées dans la série Lutherie, mais dans les huit planches de la série Fonte des cloches (Recueil de Planches, t. V, 1767).

Métamorphoses de l’Encyclopédie

Le Grand Vocabulaire françois (t. XIV, 1770) regroupe sous une seule entrée les différentes catégories d’instruments au sens large : instruments de mathématiques, instruments de sacrifice, instruments de musique et instruments militaires. La définition de tête porte sur les aspects acoustiques, mais les paragraphes suivants proviennent verbatim de l’Encyclopédie (de la troisième phrase du paragraphe 1 à la reprise des paragraphes 2 à 9). Les instruments militaires concernent les instruments de musique qui servent aux manœuvres des troupes.

L’ Encyclopédie d'Yverdon reprend verbatim le texte de Diderot à l’entrée Instrumens (t.XXIV, 1773, p. 671b-672b). Dans l’ Encyclopédie méthodique. Arts et métiers mécaniques , Lacombe introduit la section l’Art du faiseur d’instrumens de musique, et lutherie (1785) avec le texte intégral de Diderot, suivi immédiatement – et sans phrase de transition – par celui de Frédéric de Castillon qui a fourni une autre notice dans le Supplément à l'Encyclopédie (Instrument, t. 3, 1777, p. 617a-618).

Remarquons que Rousseau, dans l’article MUSIQUE , (Ordre encycl. entendem. raison, Phil. ou science de la nature, Mathématique, Math. mixtes, Musique.) (t. X, 1765, p. 898a–903a), reprend la classification tripartite traditionnelle des instruments de musique, mais sans aucune subdivision, car il emprunte son texte à Chambers. Dans son Dictionnaire de musique (1768), à l’entrée Instrument, il insérera verbatim ces trois paragraphes de cet article MUSIQUE.

Bibliographie sur l’article (sources secondaires, ordre chronologique)

Alain Cernuschi, « D'Alembert pris au jeu de la musique. Ses interventions musicographiques dans l'Encyclopédie » , Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie , 21 / (1996) , p. 145-161 [consulter] .

Alain Cernuschi, Penser la musique dans l'"Encyclopédie" : étude sur les enjeux de la musicographie des Lumières et sur ses liens avec l'encyclopédisme, H. Champion, Paris, 2000 [Alain Cernuschi y analyse le contenu de cet article générique, p. 394-401)].

Violaine Anger, Le sens de la musique 1750-1900 (2 volumes), Editions Rue d'Ulm, Paris, 2005 .

Malou Haine, « Les classifications des instruments de musique en France de 1761 à 1819 et l’élaboration d’une terminologie organologique » , Musique, Images, Instruments , 15 (2015) , p. 188-205 [consulter] .


1 : Diderot omet ici la référence à la musique ancienne où le terme « Organique », utilisé substantivement, concerne cette « partie de la musique ancienne qui s’exécutoit avec les instrumens ». Voir l’article ORGANIQUE (vol. XI, 1765, p. 629b) (dernier des deux articles de même intitulé sans désignant). On remarquera que Diderot a utilisé le terme « instrumentale » comme qualificatif et non comme substantif.
2 : Cette planche XXII fait partie de la seconde suite de la Lutherie.
3 : Mersenne (1636) est conscient qu’il est possible de subdiviser les instruments selon d’autres critères. Il donne l’exemple des cordes qui peuvent se diviser en instruments avec ou sans manche, en instruments avec cordes en boyau ou avec cordes en métal. Dans la section des instruments à manche, il y a ceux pourvus de touches et ceux qui n’en ont pas.
4 : Voir à ce sujet Violaine Anger, Le sens de la musique, Paris, Editions Rue d’Ulm (coll. Aesthetica), 2005, vol. 1, plus particulièrement 1ère et 2e parties : « La remise en cause du modèle de l’imitation » et « L’élaboration en système de la notion d’expression », p. 11-268.
5 : D’Alembert, « De la liberté de la Musique », Œuvres philosophiques, historiques et littéraires, Paris, Bastien, 1805, t. III, p. 40 ; texte publié pour la première fois en 1759. Voir à ce sujet l’article d’Alain Cernuschi, «D’Alembert pris au jeu de la musique. Ses interventions musicographiques dans l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, vol. 21, n°1, 1996, p. 145-161, http://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1996_num_21_1_1352
6 : Diderot, Lettre à Mademoiselle de...., Correspondance, XV, 278 ; DPV, IV, 1978, p. 194-208, ici page 204.
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