par Luigi Delia, publié le 05/10/2017

En réformateur des Lumières du droit pénal, Jaucourt condamne la torture judiciaire dans toutes ses formes. Cruelle, incertaine archaïque, cette institution de l'ancienne justice lui apparaît indigne d'une société éclairée. L'article peut se lire comme un commentaire critique du point de vue de Boucher d'Argis exprimé précédemment.

Auteur

L’article porte la signature du chevalier de Jaucourt.

Encore peu étudié dans la perspective du droit et parfois réduit au rang de simple compilateur ou de glossateur prolixe, Jaucourt incarne pourtant l'âme réformatrice du projet encyclopédique. Il se sent notamment investi d’une mission: contribuer à la réforme du système juridique. Dans l’article LOI , (Droit naturel, moral, divin, & humain.) (t. IX, 1765, p. 643b–646b), Jaucourt déclare que Justinien « s’avisa dans un temps de décadence de réformer la jurisprudence des siècles éclairés. Mais c’est dans des jours de lumières qu’il convient de corriger les jours de ténèbres » (t. IX, p. 646a). Doué d’une prodigieuse érudition, lecteur attentif des théoriciens de l’école moderne du droit naturel, à la fois théologiens et philosophes protestants, admirateur de la philosophie juridique de Montesquieu, Jaucourt jusnaturalise L’Esprit des lois dans l'Encyclopédie.

Domaine

Le désignant « Procédure criminelle » n’apparaît qu’une seul fois dans toute l’Encyclopédie. Cet usage ponctuel pour désigner la torture apparaît particulièrement approprié. L’instruction ou procédure criminelle inquisitoire est en effet celle où la maîtrise du procès est confiée au juge qui joue un rôle actif. En plus des éléments que les parties vont lui apporter, le juge pourra rechercher des éléments de preuve lui-même afin de consolider sa propre conviction. La procédure inquisitoire s’oppose à celle accusatoire où le rôle des juges se limite seulement à celui d’arbitre impartial entre les parties. La procédure inquisitoire est écrite (établissement d’un procès-verbal d’audience), non contradictoire (l’accusé y joue un rôle passif) et secrète (l’accusé ne connaît pas les charges qui pèsent sur lui, les témoins ne savent pas dans quelle affaire ils témoignent). Or, l’un des grands combats des Lumières en matière de droit pénal vise ce type de procédure, accusée de bafouer les droits de la défense: parmi les revendications réformatrices des philosophes se distingue l’affirmation du principe de la présomption d’innocence, qui deviendra l’un des fondements de la modernité judiciaire.

Contexte intellectuel

En France, le magistrat bisontin Augustin Nicolas fait paraître, en 1681, un premier traité formulant une critique humaniste de la torture judiciaire qui annonce le réformisme des Lumières : Si la Torture est un moyen sur à vérifier les crimes secrets. Dissertation morale et juridique, par laquelle il est amplement traité des abus qui se commettent par tout en l'Instruction des Procès Criminels, et particulièrement en le recherche du Sortilège. Ouvrage nécessaire à tous Juges, tant souverain que subalternes, et à tous Avocats consultants et patrocinants, Amsterdam chez Abraham Wolfang. Entre la parution de ce traité et l’abolition de la question préparatoire, en 1780, l’institution de la torture, employée avec parcimonie par les juges mais encore défendue par de nombreux juristes de renom, est de plus en plus décriée par les élites éclairées. Au cours de ce siècle, se développe un véritable mouvement de pensée abolitionniste, dont l’article Question (Procédure criminelle) du chevalier de Jaucourt est partie prenante.

Enjeux

Ouvrage collectif participant du débat pour ou contre la torture judiciaire, l’Encyclopédie offre un point de vue contrasté. Elle accueille tant les revendications abolitionnistes que les prises de position plus modérées, voire neutres. D’un côté, des juristes comme Boucher d’Argis (voir l’article Question ou Torture , (Jurisprudence.) (t. XIII, 1765, p. 703a–704a)et des praticiens comme Toussaint (voir l’article Brodequins , (Jurispr.) (t. II, 1752, p. 433a–b)) exposent, sans état d’âme, ce que la loi dit et ce que la procédure prévoit à propos de la torture. D’un autre côté, des encyclopédistes comme D’Alembert et Faiguet de Villeneuve saluent l’abrogation de la torture préparatoire, mais laissent entendre que celle administrée pour avoir révélation des complices peut s’avérer « nécessaire » (voir les articles GENÈVE , ( Hist. & Politiq. ) (t. VII, 1757, p. 578 [574]b–578b) et USURE Usure légale ou intérêt légitime , (Morale.) (t. XVII, 1765, p. 529b–553b). Dans le cercle encyclopédique, seul le chevalier de Jaucourt prône l’abolition de toute forme de torture. Celle dite « préparatoire », parce qu’elle ne permet pas d’obtenir avec certitude la preuve fondamentale, l’aveu, qui autorise à condamner l’accusé ; et celle dite « préalable » ou définitive, pour la raison que des dénonciations obtenues dans de telles conditions n’ont aucune valeur probatoire. À plusieurs égards, l’argumentation que Jaucourt déploie dans son article fait écho au fameux chapitre XVI du traité Des délits et des peines (1765) de Cesare Beccaria, qui pointe, au même moment, « l’intolérable torture », que rien ne peut, ou ne peut plus, légitimer.

Ainsi, la torture judiciaire fait dialoguer deux univers et deux registres juridiques distincts : celui du jurisconsulte, qui regarde cette institution sous l’angle descriptif et conservateur de la doctrine savante, et celui du jusnaturaliste protestant, qui propose une lecture axiologique de la torture, considérée comme une pratique contraire à l’humanité au nom des principes du droit naturel.

Le premier cite froidement les ordonnances et les traités des criminalistes favorables au maintien de la torture (Papon, Fontanon, Imbert, Bouchel…) ; le deuxième, au contraire, construit son discours contre la torture en tissant ensemble des maximes éloquentes des plus beaux esprits anciens et modernes : de Quintilien à Montaigne, d’Ulpien à La Bruyère, de Saint Augustin à Grevius, de Vivés à Montesquieu.

Cette polyphonie est toutefois moins révélatrice d’un conflit d’opinions que d’un véritable apport complémentaire que le Dictionnaire raisonné offre aux lecteurs : d’un côté, le juriste informe de la réalité du droit ; d’un autre côté le moraliste se soucie de former l’opinion publique naissante, pour « changer la façon commune de penser ».

Structure de l’article

§ 1. Ouverture qui caractérise l’article comme un prolongement critique du texte précédant. L’ambition réformatrice de l’auteur est clairement affichée.

§ 2. Jaucourt revient brièvement sur l’histoire de la torture pour faire observer que le droit naturel, universel et atemporel, condamne cette pratique.

§ 3-6. La torture est un moyen incertain et dangereux : inapte à découvrir la vérité, il peut induire en erreur les juges.

§ 7-9. Jaucourt introduit d’autres arguments contre la torture, pour en montrer les apories, l’archaïsme et les injustices qu’elle peut entraîner.

§ 10-11. Il observe en conclusion que l’institution de la torture n’est pas nécessaire, étant donné qu’il existe des nations dans lesquelles elle n’est pas en vigueur, comme l’Angleterre et les Provinces-Unies.

Suites et métamorphoses

Si Voltaire ne semble jamais se référer directement à l'Encyclopédie pour la rédaction de ses articles sur la torture (Dictionnaire philosophique portatif et Questions sur l'Encyclopédie), il semble en revanche que l'article de Jaucourt ait pu inspirer Beccaria. Philippe Audegean, par exemple, dans son édition du Des délits et des peines, a attiré l'attention sur un passage du chapitre XVII, consacré au fisc, qui semble « avoir bénéficié de l'article Question du chevalier de Jaucourt » (voir Beccaria, Des délits et des peines / Dei delitti e delle pene, éd. Ph. Audegean, Lyon, ENS éditions, 2010, note 151, p. 348). L’histoire des rapports de Beccaria avec l’encyclopédisme est peu connue. Planches mises à part, l’Encyclopédie est de fait terminée en juillet 1764, quand sort en librairie Des délits et des peines. Dans sa correspondance, Beccaria évoque, parmi ses principales sources d'inspiration, la « divina e immortale enciclopedia ». Sans doute pense-t-il d'abord aux textes philosophiques de Diderot, de D’Alembert et du baron d'Holbach, mais il a pu lire les articles juridiques et jusnaturalistes de Boucher d’Argis et de Jaucourt, contenus dans les sept premiers volumes (1751-1757). Beccaria a également correspondu avec D’Alembert, Morellet, Voltaire et fréquenté le cénacle des encyclopédistes lors d’un voyage à Paris à la fin de 1766. Il a pu prendre connaissance de certains articles de Jaucourt parus seulement en 1765, comme LOI , (Droit naturel, moral, divin, & humain.) (t. IX, 1765, p. 643b–646b), Peine , (Droit naturel, civil & politique.) (t. XII, 1765, p. 246a–249a) et Question , (Procédure criminelle.) (t. XIII, 1765, p. 704a–705a) lui-même. De fait, Jaucourt et Beccaria partagent l’idée que le droit pénal est irréductible à sa seule finalité punitive et considèrent que le but principal des peines n’est plus expiatoire ou rétributif mais avant tout préventif et utilitaire : « la première intention des lois pénales, est de prévenir le crime, et non pas de le punir », écrit Jaucourt (art. Loi pénale, t. IX, p. 667a). De même Beccaria d'écrire : « Le but des peines n’est pas de tourmenter […] un être sensible, ni d’effacer un délit déjà commis […]. Le seul but [des peines est] d’empêcher le coupable de faire de nouveaux dommages à ses concitoyens et de détourner les autres d’en faire des semblables » (Des délits et des peines, § XII, éd. cit., p. 179).

Quoi qu'il en soit des filiations intellectuelles entre Jaucourt et Beccaria, l'immense succès européen remporté par le Traité des délits et des peines dans la version française parue à la fin de 1765 fait quelque peu sombrer dans l’oubli les articles encyclopédiques sur la torture.

De Felice est le premier à reproduire dans son Encyclopédie d'Yverdon le chapitre XVI du chef d'oeuvre de Beccaria (voir l’article QUESTION, en jurisprudence, t. XXXV, 1774). Ce même article sera republié inchangé par De Felice en 1778, dans le tome XI de son Code de l’humanité.

L' Encyclopédie méthodique. Jurisprudence (t.VII) fait état d'un remarquable article QUESTION ou TORTURE (Code criminel), rédigé par le juriste progressiste Jacques-Vincent Delacroix. L'article tient compte de la récente abolition de la torture préparatoire (1780) et prône l’abolition de la torture préalable. Les vœux de l'auteur seront exhaussés : la dernière modalité judiciaire de la torture, celle dite préalable ou définitive, sera abrogée par le législateur français en 1788.

Bibliographie

Luigi Delia, Droit et philosophie à la lumière de l’Encyclopédie, Oxford University Studies in the Enlightenment, Oxford, 2015 , chap. 8, p. 149-164.

Une version de ce chapitre est parue en langue italienne :

Luigi Delia, « Tortura e giustizia penale : il punto di vista degli encyclopédistes » dans Dario Ippolito (éd.), La libertà attraverso il diritto. Illuminismo giuridico e questione penale, Editoriale scientifica, Naples, 2014 , p. 93-113 .

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