par Malou Haine, publié le 04/10/2017

La clarinette est un instrument nouvellement introduit en France au moment où l’article paraît. Le texte, réduit à trois mots, consiste à définir l’instrument comme similaire à un autre, et non à le décrire spécifiquement. Lorsqu’un objet nouveau apparaît, on procède souvent ainsi par assimilation : on le décrit comme une variante d’un autre objet plus connu qui présente une ou plusieurs caractéristiques communes.

Lexique technique

Remarquons tout d’abord que l’instrument est ici recensé sous l’appellation sous laquelle il s’imposera, à savoir « clarinette », alors qu’à l’époque on parle de « clarine  » ( Pierre, 2000 , p. 257), ou de « clarinet  » ( Notionaire , p. 647).

Bien que la caractéristique commune entre la clarinette et le hautbois ne soit pas mentionnée, c’est bien la mise en vibration de la colonne d’air, l’anche, qui fait l’objet de la similitude. Pour l’organologue du XXIe siècle, le renvoi au hautbois peut paraître fautif dans la mesure où la clarinette est un instrument à anche simple, tandis que le hautbois est un instrument à anche double, selon notre terminologie moderne. Mais à cette époque, la classification des instruments de musique n’a pas encore atteint ce degré de différenciation, tous les instruments à anche font partie d’une même et unique typologie.

→ voir notre Dossier transversal Typologie et classification des instruments de musique dans l’Encyclopédie

Diderot a toutefois perçu la différence entre les divers types d’anches. À l’article ANCHE , en Lutherie (t. I, 1751, p. 439a), il décrit l’anche d’un tuyau d’orgue, mais pour les autres types d’anche, il dirige simplement vers les instruments qui en sont munis, sans toutefois les nommer. C’est à l’article CORNEMUSE , ( Lutherie & Musique. ) (t. IV, 1754, p. 251b–252a) que Diderot, qui en est également l’auteur, signale les deux types d’anches présentes sur des instruments à vent :

Il y a de ces anches de plusieurs sortes. La plus simple a (Planche VI de Luth., figures isolées dans le bas de la planche, à droite) est un chalumeau ; l’autre b est un roseau.

La planche concernée dans cette phrase est celle intitulée Pl. VI Lutherie, Instruments à vent. Musette. Cornemuse. (t. V, 1767), mais les explications ont omis d’identifier ces deux figures, ce qui nous prive de leur terminologie.

→ voir Dossier critique de l’article ANCHE , en Lutherie (t. I, 1751, p. 439a).

Contexte historique

La clarinette, inventée par l’Allemand Johann Christoph Denner vers 1690, est issue de l’ancien chalumeau, mais le texte ne renvoie pas à cet article pourtant présent dans la nomenclature : CHALUMEAU , (Musique & Lutherie.) (t. III, 1753, p. 40a–b).

En 1753, date de la publication du volume III de l’Encyclopédie, la clarinette est assurément encore peu répandue en France. Elle s’est d’abord fait entendre à l’orchestre privé du fermier général de La Pouplinière dirigé par Rameau qui l’introduit ensuite à l’Opéra : deux clarinettes interviennent le 5 décembre 1749 dans Zoroastre sous les doigts de Johann (Jean) Schieffer et de Franz (François) Raiffer. Du 19 novembre 1751 au 7 janvier 1762, cette même scène lyrique donne dix-huit représentations d’Acante et Céphise de Rameau, dans laquelle deux clarinettes sont également prévues. Les clarinettistes Gaspard Procksch, Flieger, Schenker et Louis sont cités à plusieurs reprises dans les comptes de l’Opéra en 1753. L’instrument apparaît au Concert spirituel du 25 mars 1750 : l’Allemand Franck de Kermajin (France de Kermasin) y joue un concerto de « clarine » (clarinette). À côté de ces apparitions ponctuelles, l’expansion de la clarinette est favorisée par la diffusion de la musique imprimée. Toutefois, sa place définitive au sein des orchestres est plus lente : dès 1754 chez La Pouplinière (six ans après sa première audition), mais seulement en 1771 à l’Opéra et, trois ans plus tard, au Concert spirituel.

Clarinette de Jacob Denner, première moitié du XVIIIe siècle (Bruxelles, MIM, inv. 912)

Correspondances internes à l’Encyclopédie

Un seul renvoi à l’article HAUTBOIS (VIII, 69a-70b). Celui-ci comprend une vedette d’adresse HAUTBOIS (anciens), instrument à vent , (Lutherie) (t. VIII, 1765, p. 69a–b), suivie d’une vedette d’entrée Hautbois , instrument de musique à vent & à anche (t. VIII, 1765, p. 69b–70b) :  l’un concerne l’instrument ancien en une seule pièce de bois, l’autre l’instrument moderne dont le corps est constitué de trois parties. Aucun de ces deux articles ne mentionne la clarinette, mais c’est évidemment le hautbois moderne qui est visé, car il est, lui aussi, muni d’une anche. Cette anche est double, contrairement à celle de la clarinette qui est simple ; mais l’Encyclopédie ne va pas si loin dans la différenciation.

Deux articles cibles auraient pu être mentionnés, l’un sur l’ancêtre de la clarinette : CHALUMEAU , ( Musique & Lutherie. ) (t. III, 1753, p. 40a–b) ; l’autre, sur la « petite machine » qui met en vibration la colonne d’air : ANCHE , en Lutherie (t. I, 1751, p. 439a). Leur absence éclaire la fabrique de l’Encyclopédie : dans le cas présent, il n’y a pas de maîtrise globale de l’ensemble des articles sur les instruments de musique.

On note aussi l’absence de renvoi aux deux planches de la seconde suite Lutherie du Recueil de Planches (t. V, 1767) qui fournissent un complément illustré au texte réduit de l’article : Pl. VIII. Lutherie, Suite des Instruments à vent. (t. V, 1767) et Pl. XXII. TABLE DU RAPPORT DE L'ETENDUE DES VOIX Et des Instrumens de Musique comparés au Clavecin. | Lutherie. (t. V, 1767). C’est un indice que ces planches ont été réalisées plus tardivement, indépendamment de la rédaction du discours.

Gravée par Robert Benard, la planche VIII, intitulée Suite des Instruments à vent, comprend quatre dessins relatifs à une clarinette. La figure 16 représente une clarinette à trois clefs vue de face, tandis que les figures 17 à 19 montrent l’instrument vu de dos, démonté en trois corps séparés. Les explications se limitent à une simple légende des figures, respectivement « clarinette » (fig. 16) ; « parties séparées de la clarinette » (fig. 17 à 19). L’anche de la clarinette n’est pas représentée.

Dessinée par Louis Jacques Goussier et gravée par Robert Benard, la Pl. XXII. TABLE DU RAPPORT DE L'ETENDUE DES VOIX Et des Instrumens de Musique comparés au Clavecin. | Lutherie. (t. V, 1767) indique la tessiture de plusieurs instruments. Soulignons que cette planche est basée sur celle élaborée par Joseph Sauveur en 1701 ( Joseph Sauveur, 1704 : voir la planche , p. 385) . La clarinette ne figure pas sur la planche de Sauveur. Sur la planche de l’Encyclopédie, elle ne bénéficie pas d’une ligne propre au sein du tableau, comme c’est le cas pour une famille d’instruments qui comprend plusieurs membres de tessitures différentes (par ex. le violon). La tessiture de la clarinette, du fa2 au do5, est indiquée sur la ligne réservée au basson.

Soulignons que ces planches VIII et XXII de cette seconde suite Lutherie fonctionnent comme une sorte de rattrapage au texte lapidaire de l’article. Ces planches donnent ainsi à voir explicitement ce que le discours ne dit pas : dans la première planche, les parties séparées de la clarinette et le nombre de clefs ; dans la seconde, sa tessiture. Il est vrai qu’en 1767, date de la publication de ce volume de planches, l’instrument est déjà mieux connu qu’en 1753, au moment où l’article est publié.

Place de la clarinette dans quelques ouvrages de l’époque et dans les métamorphoses de l’Encyclopédie

L’auteur anonyme de l’article aurait sans aucun doute pu trouver des informations utiles pour rédiger son texte auprès des quelques virtuoses de l’époque (voir plus haut). Mais il n’a pas pu s’appuyer sur des écrits français antérieurs à 1753, car il n’en existe pas.

François-Alexandre Garsault, dans son Notionaire (1761, p. 647 & pl. XXXI), consacre un chapitre aux 40 instruments usités à son époque : le clarinet [sic] à deux clefs est rangé parmi les instruments de guerre & de chasse, mais il se mêle aussi aux cors de chasse dans les concerts ; il a droit à une courte description et à une illustration.

Clarinette illustrée dans Garsault, Notionaire, 1761, extr. pl. XXXI.

Le terme « clarinette » entre dans le Dictionnaire de l’Académie françoise (édition de 1762) qui reprend la définition succincte de l’Encyclopédie. L’édition de 1798 étend sa signification à celui qui joue de l’instrument.

Valentin Roeser, clarinettiste allemand installé à Paris, écrit la première méthode française pour l’instrument vers 1764 : son Essai pour la clarinette mentionne l’usage d’une troisième clef sur l’instrument. Comme la clarinette illustrée à la Pl. VIII. Lutherie, Suite des Instruments à vent. (t. V, 1767) porte également trois clefs, c’est sans doute un indice pour dater l’illustration de la planche.

En 1766, le Dictionnaire portatif des Arts et Métiers (t. 1, p. 440) atteste que « depuis quelques années, les clarinettes ont beaucoup pris à Paris » et qu’on « y fait de très bonnes ». Une brève description d’une clarinette à quatre clefs expose ses différences par rapport au hautbois (anche, quintoiement, étendue).

Le Grand Vocabulaire françois (t. VI, 1768) reprend la définition à l’identique.

L’ Encyclopédie d'Yverdon (t. X, 1772, p. 17b) reprend également la très courte définition de l’Encyclopédie, ce qui pourrait paraître étonnant dans la mesure où, entre 1753 et 1772, la clarinette s’est implantée dans le paysage musical, tant au concert qu’à l’Opéra. Même s’il en va probablement de même en Suisse, l’équipe helvétique de cette encyclopédie procède par simple compilation pour ce qui concerne la musique.

Dans le Supplément à l'Encyclopédie (vol. 2, 1776, 450b-451b), Frédéric de Castillon ne fait plus référence au hautbois, mais donne une description très détaillée de la clarinette en buis à quatre clefs et à quatre parties (le corps du milieu se compose à présent de deux sections). Il en précise l’étendue et le doigté (illustrés par une tablature) et mentionne l’anche fixée sur le bec. L’invention, due à un Nurembourgeois dont le nom n’est pas cité, remonte au début du siècle. L’auteur a récemment vu à Berlin un musicien exécutant « tous les modes » sur une clarinette à six clefs. Il ne cite donc pas Denner ni la date généralement admise de 1690 comme celle de l’invention du nouvel instrument. Son texte est repris tel quel avec mention des initiales de l’auteur par Jacques Lacombe dans l’Art du faiseur dinstrumens de musique, et Lutherie dans l’ Encyclopédie méthodique. Arts et métiers mécaniques (t. 4, 1785, p. 118).

Vue d'une clarinette à 4 clefs, anonyme, vers 1760, Oxford Bate Collection

Benjamin de Laborde dans son Essai sur la musique (1780, t. 2, p. 249-252) ne décrit pas l’instrument, mais se penche sur l’étendue du Clarinet ou Clarinette et sur les sons manquants ; il justifie ainsi la présence nécessaire de deux clarinettes dans des tons différents lorsqu’on en joue en concert. Il mentionne neuf clarinettes de tons différents (en sol, en la, en si♭…). Les corps de rechange permettent de jouer dans tous les tons avec le même doigté. L’introduction de l’instrument en France remonte à «une trentaine d’années ».

L’ Encyclopédie méthodique. Musique (t. 1, 1791) ne comprend pas d’article consacré à la clarinette, même si celle-ci est citée çà et là au sein du discours.

On constate donc que les textes écrits entre 1761 et 1776 témoignent d’une évolution rapide de l’instrument, passant de deux à six clefs, avec éventuellement même l’emploi de tons de rechange.

Bibliographie : sources secondaires (par ordre chronologique)

Constant Pierre, Histoire du concert spirituel 1725-1790 [1899], Société française de musicologie, Paris, 2000 .

Georges Cucuel, La Pouplinière et la musique de chambre au XVIIIe siècle, Fischbacher, Paris, 1913 .

Albert R. Rice, « The Baroque Clarinet in Public Concerts » , Early Music , XVI / (1988) , p. 388-395 [consulter] .

Albert R. Rice, The Baroque Clarinet, Oxford University Press, Oxford, 1992 .

Heinz Becker, « Zur Geschichte der Klarinette im 18. Jahrhundert » , Die Musikforschung , VIII / (1995) , p. 271-292 [consulter] .

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